Tout comprendre à la croisade d'Epic contre Apple et Google

L'impact du bras de fer d'Epic contre le duopole des smartphones pourrait aller bien au-delà du gaming sur nos téléphones. Coup d’œil aux enjeux pour le marché, aux arguments de chacun et prédictions pour la suite.

Tout comprendre à la croisade d'Epic contre Apple et Google

Jeudi 13 août, Epic Games a lancé son offensive légale et PR contre Apple et Google, les architectes des deux OS au cœur de nos smartphones. Le créateur de Fortnite accuse les deux entreprises de profiter d'une situation de monopole pour extraire arbitrairement 30% des ventes réalisées sur iPhone et Android. Le développeur de Fortnite n'est d'ailleurs pas le seul à affirmer que la domination des deux géants américains dans le domaine est un problème pour le marché.

Nous pouvons être certains d'une chose : nous allons entendre parler de cette affaire pendant longtemps. Tout laisse à penser qu'Epic est très déterminé à aller jusqu'au bout du combat qui a l'air sacrément personnel pour le PDG Tim Sweeney. Le cabinet d'avocat engagé par Epic, Cravath Swain & Moore, est réputé pour des procès de haut vol et n'aurait pas pris le dossier sans voir un chemin vers la victoire. Le développeur de Fortnite a aussi bien compris qu'une campagne de relations publiques réussie pourrait faire intervenir les régulateurs en leur faveur, même en cas de défaite devant les juges.

Cette histoire m'a un peu aspiré ces derniers jours. Il faut dire qu'à la croisée de la première industrie culturelle du monde et du plus important ordinateur grand public, les enjeux sont énormes. Les répercussions de ce conflit pourraient redéfinir les règles auxquelles sont soumis les développeurs mobiles, dont de nombreux studios de jeu vidéo.

Les origines de la dispute ne datent pas d'hier. Il faudra donc remonter un peu dans le temps pour comprendre l'échelle et les enjeux de l'affrontement. On passera en revue la situation particulière de chaque OS avant de se livrer à quelques prédictions sur la défense d'Apple et Google, et le résultat de toutes ces gesticulations.

Le smartphone domine le monde

Photo par Przemyslaw Marczynski

Il s'est vendu 406 millions de smartphones au dernier trimestre 2019, et 70 millions de PC. Pour les consoles, on peut faire une estimation généreuse à un peu plus de 20 millions. Vous n'aurez donc pas besoin d'un doctorat en maths pour comprendre pourquoi le marché du mobile est si attractif pour les développeurs.

Parce qu'il fournit son OS à de nombreux fabricants comme Samsung ou Huawei, Google mène de loin la danse avec un incroyable 2,5 milliards d'appareils Android actifs en mai 2019. Apple revendique de son côté 1,4 milliard de devices iOS, dont 900 millions d'iPhone actifs en janvier de la même année. Retenez que la popularité des deux systèmes est gigantesque et que le partage est de 75/25% en faveur d'Android.

Le contrôle de la distribution fait recette

Le magasin d'application demeure au centre de tous les débats. Apple Inc.

Le design des OS de smartphone est plus fermé que Windows ou même macOS. Pas question d'aller télécharger ses jeux chez l'éditeur ou de récupérer l'app Discord sur le site du développeur, toute la distribution passe par le store du système. C'est un principe absolu pour Apple, alors que Google est théoriquement plus permissif, mais érige tout de même des barrières pour empêcher l'émergence de magasins alternatifs sur Android, mais nous y reviendrons plus tard.

Ce contrôle de la distribution est un jackpot pour les deux marketplaces, qui prélèvent une commission de 30% sur la vente des applications, mais également sur certaines ventes réalisées dans les applications elles-mêmes, les in-app purchases (IAPs). Pour cela, les règles des stores imposent aux développeurs d'utiliser Apple in-app purchase ou Google Play Billing pour traiter les paiements. Concrètement, si vous vendez des objets dans un jeu, des cours en ligne, des films ou un abonnement à une plateforme de streaming, Apple ou Google touchent 30%. En revanche, si vous vendez un "bien ou service consommé hors de l'app", comme un produit sur Amazon, une course Uber ou une souscription à une salle de sport, vous êtes libre d’employer le processeur de paiement de votre choix. Pour PayPal ou Stripe, ces frais tournent autour de 3%.

Pour les services cross-plateformes comme Spotify ou Fortnite, les choses se compliquent un peu. Un utilisateur peut profiter de son abonnement premium ou de son inventaire de cosmétiques sur son mobile, même si celui-ci a été acheté depuis un PC. Le développeur a en revanche l'obligation de permettre le paiement depuis l'application, avec le service d'IAP et la commission de la plateforme.

C'est à iTunes qu'on doit ce standard des 30% de commission. Avant l'avènement du programme de musique, les opérateurs câble américains touchaient des honoraires de 30% sur les diffusions en pay-per-view, populaires pour les événements sportifs. Apple avait demandé des termes semblables à l'industrie du disque, qui avait à l'époque accepté sous la pression du piratage. Lorsque l'App Store est lancé par Apple sous des règles similaires en 2008, beaucoup de logiciels sont encore vendus en magasin à un coût bien plus élevé. Personne ne bronche donc quand Apple annonce vouloir prélever des frais plus faibles que le tarif moyen en vigueur.

Dépenses sur les stores (milliards de $)

Les consommateurs ont déboursé 50,1 milliards de dollars sur l'App Store et Google Play au premier semestre 2020 selon Sensor Tower. Malgré le nombre plus réduit d'appareils, Apple est loin devant grâce ses utilisateurs 5,3 fois plus dépensiers que sur Android. Mais alors que le smartphone est devenu le seul moyen pour beaucoup d'entreprises de toucher des millions de personnes, de plus en plus de développeurs se demandent si Apple et Google ont vraiment besoin de 30% de leurs ventes.

Présent et futur du gaming se jouent dans votre poche

Honor of Kings est connu en occident sous le nom d'Arena of Valor

De l'autre côté de l'équation, il y a le jeu vidéo, qui pesait 150 $ milliards en 2019 pour Newzoo ou 120 $ milliards selon Superdata. Je vous laisse choisir la valeur que vous voulez, mais je penche personnellement pour Superdata qui a eu la décence d'attendre que l'année se termine avant de publier ses conclusions.

Heureusement pour nous, on peut faire abstraction de la minuscule différence de 200% de revenus des jeux consoles entre les deux rapports pour se concentrer sur le mobile où ils tombent tous les deux d'accord autour de 65 $ milliards, soit 45% du marché pour Newzoo ou 59% pour Superdata. C'est plus que le box-office 2019 et son nouveau record de 42,5 $ milliards. Je suis d'ailleurs prêt à me mouiller pour prédire que ce record ne sera pas battu en 2020.

Le mobile est donc déjà le plus gros marché du jeu vidéo bien loin devant le PC, et tous les indicateurs pointent vers une poursuite de la croissance. L'arrivée de licences historiques comme Pokémon et Call of Duty en est le signe le plus visible. Le développement des technologies de cloud gaming laisse aussi les éditeurs espérer pouvoir bientôt commercialiser des jeux AAA directement sur smartphone et venir manger sur les plates-bandes de la console et du PC.

Le cas Apple

La campagne d'Epic Games parodie une célèbre publicité Apple

Compte tenu du contrôle intense exercé sur sa plateforme, Apple récolte l'essentiel du courroux d'Epic. Ce contrôle est inscrit dans l'ADN de la firme et commence par une forte intégration verticale : les employés conçoivent à la fois le logiciel et l'appareil physique. Après fabrication chez un sous-traitant chinois et ses filets anti-suicides, l'iPhone ou iPad est vendu au consommateur, parfois directement par Apple. Après l'achat, l'entreprise continue de gérer l'expérience client d'une main de fer grâce aux limitations techniques de son OS et aux règles de son App Store.

Ce qu'Epic reproche à Apple

Epic accuse Apple d'être en situation de monopole sur les marchés de distribution d'applications iOS et des processeurs de paiements in-app iOS. Logiquement, la relation contractuelle qui lie Apple et les développeurs tiers deviendrait alors caduque, car elle instituerait illégalement un monopole.

Epic explique qu'Apple bloque l'accès à son milliard d'appareils iOS sauf si les développeurs passent par "l'App Store, où Apple pratique une taxe oppressive de 30% sur la vente de chaque application" et les ventes au sein des apps. Cette règle n'existe pas sur le Mac, où les consommateurs sont libres de commercer directement avec les développeurs. Les frais de traitement moyens y sont de 3%, dix fois moins élevés que sur iOS.

Si Amazon, Uber ou Airbnb peuvent traiter eux-mêmes les paiements de leurs utilisateurs iOS pour des biens et services, aucune raison de sécurité n'empêche Epic Games et les autres développeurs de faire la même chose.

Pour Epic, le monopole d'Apple sur les IAPs nuit :

  • Aux autres processeurs de paiement qui ne peuvent pas accéder au marché, même s'ils offrent une solution complémentaire comme des cartes prépayées.
  • Aux développeurs qui ne peuvent pas choisir leur système de paiement et ne peuvent pas assurer le remboursement des consommateurs. Apple doit ainsi fournir ce service, mais ne fait pas face à une pression compétitive qui garantirait la qualité de la prestation. Ils peuvent aussi laisser le développeur souffrir d'une mauvaise qualité du support (pensez aux parents qui découvrent horrifiés les paiements Fortnite sur leur relevé de carte bancaire et qu'Epic doit rediriger vers Apple).
  • Aux consommateurs dont les options sont réduites et qui peuvent être confrontés à des prix plus élevés, car ils sont fixés arbitrairement par Apple et non par des forces de marché.
Avec "Sign in with Apple" même vos mots de passe ne peuvent pas vous suivre sur Android

Enfin, Epic brandit un argument qui est devenu assez standard sur le lock-in, la capacité d'une entreprise à ériger des barrières empêchant les utilisateurs de quitter leur écosystème. Cela se matérialise par des achats d'applications non transférables, des Apple Watch et Homepod ne fonctionnant pleinement qu'avec un iPhone, des services exclusifs à Apple comme iMessage, Facetime ou des intégrations entre iOS et macOS.

Le développeur soutient que le coût de changement de plateforme est très élevé. À l'inverse, le coût de la commission prélevée par Apple auprès des développeurs reste faible à l'échelle de chaque utilisateur. Ce coût n'est d'ailleurs pas transparent, surtout à l'achat de l'appareil.

Donc si tant est que le consommateur soit conscient de l'impact de la commission d'Apple sur ses achats, passer d'un système à un autre serait tellement plus coûteux que le choix ne fait pas logiquement sens. Le prix est dès lors fixé arbitrairement par Apple sans pression de forces de marché. Ici, pensez aux petites options que votre fournisseur d'accès glisse parfois sur votre facture, sachant que changer de FAI vous coûterait beaucoup plus cher.

Les conflits autour de l'App Store se multiplient

Epic Games n'est pas seul dans le camp des mécontents de l'App Store. Spotify, qui a publiquement soutenu l'éditeur, a lui-même mené sa campagne légale et communicationnelle contre Apple en 2019.

Le service de streaming était particulièrement irrité par la différence de prix entre son propre service et Apple Music provoquée par la commission de 30%. Suite à la plainte, la Commission européenne a ouvert une enquête sur les règles de l'App Store le 16 juin 2020. L'investigation se concentrera sur l'obligation de recourir au système d'IAP d'Apple et sur les règles empêchant d'informer les utilisateurs d'un moyen de paiement disponible hors de l'application.

Plus préoccupant pour l'industrie du jeu vidéo, Apple a confirmé au début du mois d'août que les services de cloud gaming violent le règlement de l'App Store. Le service xCloud de Microsoft dont le lancement est prévu pour septembre ne sera ainsi pas disponible sur iOS car la firme de Cupertino souhaite que chaque jeu soit séparément soumis à l'App Store. Cette exigence complique énormément le fonctionnement du service et a également la fortuite conséquence, pour Apple, d'empêcher tout contournement de la commission du magasin.

Un extrait du communiqué d'Apple traduit par mes soins :

les services de gaming peuvent tout à faire être disponibles sur l'App Store tant qu'ils suivent les mêmes règles en vigueur pour tous les développeurs, y compris la soumission des jeux individuellement pour évaluation, et leur apparition dans les classements et les recherches.

Cette décision coupe court aux velléités des services de Microsoft, Google et Nvidia. L'application du français Shadow est elle revenue sur l'App Store après s'être séparée de son lanceur de jeu, mais une relecture des règles tend à suggérer que celle-ci pourrait encore être en infraction.

La vision de Microsoft pour Xbox est un service à abonnement qui transcende les plateformes grâce au cloud

En réponse à Cupertino, Microsoft a tiré sa propre salve sous la forme d'un communiqué accusant Apple d'appliquer un règlement plus strict aux jeux qu'aux autres applications.

Apple est la seule plateforme généraliste à refuser aux consommateurs l'accès au cloud gaming et aux services d'abonnement comme le Xbox Game Pass. Et elle traite systématiquement les applications de jeux différemment, en appliquant des règles plus souples aux applications qui ne sont pas des jeux, même lorsqu'elles comportent un contenu interactif.

Pour le coup, difficile de donner tort à Xbox. Apple n'exige pas d'approuver chaque livre sur Audible ou chaque contenu disponible sur Netflix. Pourtant Black Mirror: Bandersnatch, le film interactif qui laisse les spectateurs prendre des décisions pour le personnage principal, semble très proche d'un jeu vidéo.

Sur le sujet des "mêmes règles en vigueur pour tous les développeurs", Netflix est autorisé à rediriger ses nouveaux utilisateurs vers un navigateur web pour s'inscrire et payer sans utiliser le système IAP d'Apple. De son côté, l'application Prime Video emploie depuis avril le système de paiement d'Amazon pour vendre et louer des films, une entorse évidente au règlement qui ne trouble pas la firme à la pomme. A l'inverse, Apple exige de WordPress l'ajout d'une option de paiement pour un site WordPress.com au sein de l'application, alors qu'il s'agit de deux produits différents. Lorsque les règles sont à géométrie variable, difficile de s'ériger comme champion de l'égalité des chances.

Une question existentielle pour Apple

Pour que ses actionnaires n'aillent pas placer leurs deniers chez Netflix, Salesforce ou Amazon, Apple doit convaincre le marché que sa valorisation doublera environ tous les 4 ans, ce qui nécessite d'augmenter ses revenus. Or l'iPhone, le produit phare d'Apple, ne pourra pas apporter cette croissance explosive. Le nombre d'iPhone vendu a atteint son pic en 2015 et n'est même plus communiqué depuis 2019.

iPhone vendus (millions d'unités)

La vision qu'Apple vend aux investisseurs, c'est de monétiser les clients après l'achat dans une ligne de revenus nommé "Services". Ces services incluent Apple Music, iCloud, Apple TV, Apple Arcade, Apple News, Apple Care, Apple Pay et bien sûr l'App Store. Au-delà du niveau de profits, la croissance continue de la catégorie services envoie un signal fort au marché : Apple a une stratégie qui va plus loin que l'iPhone.

Revenu par catégorie (milliards de $)

Mais la commission que prélève Apple sur les 54,2 $ milliards dépensés sur son store en 2019 représente environ 1/3 de leurs revenus "services". Au sein de l'App Store, les revenus gaming correspondent à 68% du total. Pour le dire autrement, la catégorie qu'Apple vend comme l'avenir de l'entreprise est financée pour 1/4 par les microtransactions de PUBG Mobile, Arena of Valor, Roblox et autres free to play populaires.

Apple est devenue la première entreprise à dépasser 2 000 milliards de dollars de valorisation, signe que le plan de Tim Cook fonctionne.

C'est pour cela qu'Apple "traite systématiquement les applications de jeux différemment" comme le dit Microsoft. C'est aussi sans doute la raison pour laquelle le constructeur se battra sans répit pour ne pas voir les précieux 30% dont dépend son futur disparaître de ses résultats. On comprend alors mieux pourquoi ils n'ont pas perdu de temps pour annoncer qu'ils révoqueraient l'accès développeur d'Epic aux produits Apple le 28 août. En plus de Fortnite, Epic ne pourra plus travailler sur l'Unreal Engine, le moteur graphique sur lequel sont basées de nombreuses applications, entravant la capacité de centaines de développeurs à mettre à jour leurs jeux. Mais si cela fait reculer Epic...

Petite ironie tout de même, l'Unreal Engine est utilisé par PUBG Mobile, PES 2019, Mortal Kombat et plusieurs apps incluses dans l'abonnement Apple Arcade.

Le cas Google

Beaucoup d'articles ont regroupé les deux plateformes façon Bonnie and Clyde mais nous sommes vraiment face à deux situations différentes, ce qui est reflété dans les plaintes.

En plus d'un monopole sur les marchés de la distribution d'applications Android et des processeurs de paiements in-app Android, Epic accuse Google de monopoliser le marché commercial des systèmes d'exploitation mobiles. Android est en effet la seule option pour les constructeurs de smartphones (OEMs) qui ne développent pas leur propre OS, c'est-à-dire tout le monde sauf Apple.

Google IO, la grande messe des développeurs Android

À la différence d'Apple, le système de Google permet aux utilisateurs de sideload des applications, c'est-à-dire de les installer eux-mêmes sans passer par le Play Store. Or seules les applications du Play Store doivent recourir au processeur de paiement de Google. En théorie, il est donc possible de traiter directement avec ses clients sans verser un sou à Google et c'est ce qu'avait initialement tenté Epic.

L'essence de l'argument d'Epic est que si Google prétend que son OS est ouvert et autorise le sideload, l'entreprise met en place des barrières techniques et contractuelles qui rendent cela très difficile pour les consommateurs et impossible pour les OEMs. Le créateur d'Android tue ainsi la viabilité commerciale des options tierces pour les développeurs.

Côté utilisateur, il faut aller modifier des options par défaut et traverser plusieurs avertissements de sécurité. Même si le client persiste jusqu'au bout, le magasin d'application installé reste techniquement limité face à Google Play. Il ne peut par exemple pas effectuer de mises à jour en arrière-plan.

Côté OEM, les choses sont un peu plus compliquées. Le système Android disponible sur les téléphones commercialisés est en réalité composé de deux parties distinctes. La première, c'est le noyau open source que tout le monde peut cloner et modifier à sa guise, comme l'a fait Amazon pour développer son FireOS. La seconde, ce sont les services propriétaires Google dont YouTube, Gmail, Google Maps, Google Calendar et le Play Store.

En théorie, rien n'empêche donc un constructeur d'utiliser la première partie d'Android sans les logiciels Google, et c'est d'ailleurs ce qui se fait en Chine où l'entreprise est bannie. Le géant du web fournit alors son système à tout un pays sans rien recevoir en échange, ce qui serait problématique si la pratique était généralisée. Dans le reste du monde, Google fait signer aux fabricants un "accord de distribution d'applications mobiles" qui verrouille l'accès à ses apps derrière un ensemble de conditions. Les OEMs sont notamment dans l'obligation d'inclure toutes les applications Google de manière proéminente sur tous les téléphones vendus. Et si la popularité seule de YouTube ou du Play Store ne suffit pas, certaines applications de bases ne sont plus mises à jour qu'à travers le bundle de Google. Des pans entiers du système sur lesquels reposent de nombreux jeux et apps développés par des tiers ne sont également disponibles qu'à travers Google.

L'application Android Messages est régulièrement mise à jour, contrairement à son équivalent open-source

Avec ce contrat en main, Google bloque l'émergence de versions alternative d'Android. Il permet aussi à l'entreprise d'intervenir directement pour faire obstacle aux magasins concurrents. C'est d'ailleurs ce qu'ils ont fait auprès de Oneplus et de LG pour les empêcher de signer un accord afin de préinstaller l'application Epic Games sur leurs smartphones.

Android est donc en théorie ouvert, mais n'est pas si éloigné d'iOS dans la pratique.

La défense d'Apple et Google

Apple a déjà apporté une réponse légale à la plainte dans laquelle l'entreprise décrit les dégâts subis par Epic comme une campagne auto-infligée et méticuleusement préparée, contestant ainsi la nature urgente de la demande. Le fabricant révèle aussi que Tim Sweeney a même prévenu Apple par email de son intention de violer les règles de l'App Store le matin du 13 août. Un mois plus tôt, Epic a également tenté de conclure un accord avec Apple pour pouvoir lancer son propre App Store et inclure d'autres options de paiement. Les emails traitant du sujet ont été communiqués par Apple, qui conteste aussi être en situation de monopole.

La réponse d'Apple fait sens, et la critique pointe surtout sur l'usage du temporary restraining order, dont l'objectif est de forcer les parties à maintenir le statu quo pour donner à la justice le temps de se prononcer. Mais pour Apple, rien n'empêche Epic de se plier de nouveau à la règle pour réintégrer l'App Store pendant que l'affaire passe devant les tribunaux.

Il n'est pas surprenant qu'Epic ait tenté de négocier un statut spécial avec Apple avant d'enclencher un processus judiciaire coûteuse, notamment quand on sait qu'Amazon bénéficie d'un accord du genre. En revanche, l'argument est un coup de poing dans l'image de défenseur de la communauté que le développeur de Fortnite avait cherché à construire.

Nous allons sans doute avoir le droit à des tonnes d'autres arguments procéduriers portant spécifiquement sur le Sherman Act, la loi de 1890 derrière la plainte d'Epic. Mais tout comme l'éditeur et sa campagne de communication, Apple et Google savent qu'au-delà de la bataille légale, une menace régulatoire se dessine à l'horizon. En Europe, L'App Store est déjà sous le coup d'une enquête après la plainte de Spotify et le géant de la recherche a reçu en 2018 une amende record de 4,34 milliards d'euros pour avoir obligé les constructeurs à préinstaller des applications Google sur leurs téléphones (ding ding ding). L'ambiance est également tendue de l'autre côté de l'Atlantique où l'enquête antitrust du Département de la Justice avance à plein régime. Entendus par la Chambre des représentants fin juillet, les dirigeants d'Apple, Google, Amazon et Facebook n'ont pas reçu un très chaleureux accueil.

Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la Concurrence a infligé des amendes record aux géants de la technologie.

L'argument le plus évident est que le développeur du système devrait être libre de fixer les règles. Epic décide bien des règles de Fortnite et de l'Epic Games Store. Le résultat des marchés choisis par Epic est bien entendu un monopole d'Apple ou de Google sur chacun d'eux. Pourtant, Apple expliquera que la concurrence est féroce : les développeurs peuvent choisir de créer leurs applications pour une autre plateforme comme Xbox, Windows ou PlayStation (oui, Tim Cook a vraiment dit ça) et les utilisateurs peuvent acheter un téléphone Samsung ou Huawei. Le taux de satisfaction élevé qu'Apple revendique sur ses produits est un signe que les consommateurs sont demandeurs de cette approche. Google pourra avancer les mêmes arguments et mettre en avant leur OS plus ouvert. Reste à voir si Apple réussira à faire apparaître une PlayStation comme une alternative à l'iPhone. On prend les paris ?

La piste la plus prometteuse, c'est sans doute l'argument de la sécurité. Les smartphones sont les appareils contenant le plus de données sensibles : données de localisation, informations bancaires, microphones, caméras, comptes emails, sociaux et bien plus. Les limitations de la plateforme pour les tiers garantissent que les données de grand-mère sont sûres. Les détracteurs ne manqueront pas de pointer vers macOS et Windows, qui maintiennent des environnements sécurisés malgré leur ouverture. Les technologies de paiement utilisées sur le web sont pour leur part largement réputées comme sûres. Au-delà du contrôle, il faudra aussi s'expliquer sur le taux de commission de 30%.

Pour cela, Apple et Google pourront se vanter de fournir aux développeurs un service précieux : un accès d'une facilité sans précédent aux consommateurs sur leurs systèmes. Les deux plateformes ont passé des années à cultiver la confiance des utilisateurs en fournissant un environnement sécurisé et un magasin d'applications familier qui réduit les barrières à l'achat. Les stores sont organisés et mis à jour pour promouvoir des applications et la commission couvre des coûts de développement et services qui ne sont pas facturés aux développeurs. Et il serait déjà dommage de se priver de pointer du doigt les centaines de success stories de l'App Store et de Google Play.

Dans son discours devant le congrès américain fin juillet, Tim Cook expose avec brio les arguments qu'Apple mobilisera pour défendre sa position.

Prédictions

Dans le domaine légal, Epic devra prouver que le consommateur est victime des pratiques qu'il dénonce mais dans l'arène politique, ce sont Apple et Google qui devront convaincre que le marché bénéficie de leur prélèvement de 30%.

Parmi ceux qui se sont frotté à Apple et Google, Epic est le mieux placé pour faire plier les magasins. J'ai tout de même des doutes sur la capacité de Sweeney à gagner la bataille légale et je suis d'avis que sa meilleure chance réside donc auprès des régulateurs américains et européens. Le développeur en est visiblement conscient et continue d'orchestrer sa campagne auprès du grand public à grand coup de tournoi #FreeFortnite et de saison Avengers prochainement disponible... sauf pour les joueurs iOS.

La stratégie publique d'Epic présente tout de même un risque : après avoir fait autant de bruit, il sera mal vu d'accepter un accord particulier si la pression ramène Apple et/ou Google à la table des négociations.

Enfin, je me demande si les deux OS mobiles vont offrir un front uni. Avec leur nouvelle orientation vers les services, les revenus de l'App Store font partie du core business d'Apple. Pour Google, dont le marketplace est également moins grand, la commission de 30% est un bonus. Le nerf de la guerre, ce sont les données récoltées en s'insérant au milieu de toutes les transactions et l'avantage compétitif qu'elles confèrent à leurs produits pub. Si le développeur d'Android sent le vent tourner, je ne serai pas surpris qu'il baisse ses prix plutôt que d'être contraint de laisser des concurrents traiter des paiements sur son système. Si cela venait à se produire, Apple aura besoin d'un numéro d'équilibriste digne de Philippe Petit pour éviter d'y passer à son tour.